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  • Nicolas

L'alunissant album de Radiohead


Bien qu'étant ma référence musicale absolue s'il fallait n'en citer qu'une, je n'avais encore jamais fait d’article sur Radiohead. A Moon Shaped Pool, ce neuvième album magistral (et voilà, ça y est, râté , je l'ai dit !) me donne aujourd'hui, après un mois d'écoute, l'occasion rêvée d'y remédier.


Avant tout, je suis surpris de voir à quel point les critiques professionnels restent relativement vagues et superficiels sur cet album. Est-ce que dans une course effrénée au nombre de clics et sous la pression de devoir avoir la primeur d'une publication, ne prendraient-ils plus le temps de l'écoute et de l'analyse ? Non... Certainement pas... Alors ?

Alors certes, peut-être est-il un peu trop convenu, trop attendu, ou simplement inutile de faire un papier sur un groupe qui de toute façon est déjà parvenu au statut de culte de son vivant.

Il n'en reste pas moins que ce délicat retour à une époque sonore du toujours plus - plus gros, plus fort, plus impactant - mérite vraiment que l'on s'y attarde. En tout cas personnellement il me pousse à partager ici mes impressions et mon enthousiasme.

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Pour moi A Moon Shaped Pool est avant tout un vrai album comme personne ne sait plus en faire. Ou ne veut plus prendre le risque d'en faire. Pas un album ne servant que de support à deux ou trois singles efficaces et où le reste n'est que remplissage dispensable. Un album qui demande à être écouté patiemment, entièrement, attentivement. Un album dans lequel on rentre par quelques morceaux évidents disséminés ça et là (Daydreaming, Decks Dark, Identikit, True Love Waits) et dans lequel on s'enfonce petit à petit, au fil des écoutes, comme dans un jardin fantastique, avec cette douce sensation que les découvertes n'en finiront jamais. Un véritable album donc, de A à Z, ou en l’occurrence de B à T puisque les morceaux y sont rangés par ordre alphabétique. Hasard ou volonté ? Je ne sais pas, mais je trouve ça un peu étrange et j'ai du mal à croire que cela ait pu déterminer l'ordre des morceaux, mais bon pourquoi pas... Souvent ce sont les choses les plus simples les plus justes.


On peut facilement imaginer qu'il les aura fallu ces cinq années au quintet d'Oxford depuis le confus The King of Limbs en 2011 pour poser ses valises, souffler un peu, et prendre un recul nécessaire sur un paysage musical qui majoritairement n'échappe malheureusement pas au modèle consumériste de l'efficacité du gros-son-qui-claque-sa-mère et de l'immédiateté d'accès. J'imagine très bien Thom Yorke un peu lassé et épuisé dire au bout d'un moment à ses copains "bon, les gars, c'est bien gentil toute cette technologie hallucinante là, mais si on se remettait à faire un peu de musique ?". Car, c'est bien de ça qu'il s'agit dans cet album : de musique, et donc d'écriture. Radiohead revient avec ce qui à fait sa force sur OK Computer : des chansons magnifiquement écrites.


Exit les bidouillages dans tous les sens et les structures alambiquées des deux galettes flashy précédentes, ici ce sont les cordes et le piano qui reviennent tout en nuances de gris magnifier la voix de Thom Yorke. Des bidouillages il y en a, mais juste les nécessaires, les fins, les surprenants, les lointains, ceux qui apportent un supplément d'âme.

C'est en ça que A Moon Shaped Pool est essentiel, moderne et ouvre une nouvelle fois la voie.

Certes, la plupart des morceaux sont anciens. Ils n'ont jamais été enregistrés en studio mais ont été joués plusieurs fois en live, parfois depuis longtemps (vingt ans pour True Love Waits), d'où certains parlant d'album nostalgique, voire peut-être d'album ultime. Mais peut-être était-il justement opportun de le sortir maintenant...

Certes, garder l'essentiel est une voie qui a toujours prévalue dans la musique indie pop, c'est même probablement là son âme propre, mais peut-être s'était-elle perdue ces dernières années dans une débauche et une démonstration de techniques de production musicale, et qu'il était important que quelqu'un rappelle qu'on peut le faire oui, mais peut-être avec un peu plus de classe et de finesse. Et que l'important malgré tout, c'est quand-même de raconter des histoires.

Bien sûr que ce ne sont pas les seuls à le faire, mais quand l'on trône à ce niveau de notoriété et d'influence, se remettre toujours en question, prendre autant de risques et innover tout en restant intègre tient véritablement de l'exploit.



La musique est pour moi le moyen de communication le plus profond entre les êtres. Quand cela se produit - et c'est extrêmement rare - c'est comme si l'on entrait en communion direct, sans intermédiaire, sans interface, avec l'esprit de quelqu'un. En ce qui me concerne c'est le cas avec cet album. Et dans une époque de grande confusion et d’incompréhension mutuelle généralisée, cela fait plutôt du bien de pouvoir se retrouver dans quelque chose de construit, d'ambitieux, de fort, de grand. Ça faisait très longtemps que ça ne m'était pas arrivé, au point de désespérer que ça puisse même ré-arriver un jour.


Cela fait un mois que j'écoute l'album en boucle, et à chaque écoute je découvre de nouvelles choses. C'est réellement le cas, cela se produit à chaque fois.

Petit à petit un élément invite à rentrer de plus en plus profondément dans les strates des morceaux, dans un ordre différent selon chacun d'entre eux. La mélodie, les harmonies, la structure globale, la rythmique, la texture des sons, la voix de Thom Yorke, les paroles, la spatialisation du son, le mixage, les arrangements, jusqu'aux visuels de Stanley Donwood. Tout finit par faire sens, par ne faire plus qu'un. Rien n'est dissociable de l'ensemble, tout contribue au tout. Radiohead n'est Radiohead que par l'alchimie subtile de ces éléments fondamentaux et par la présence indispensable de chacun de ses membres.


Au bout d'un moment, tout parait fluide, évident, comme si tout cela était déjà présent en nous dès la naissance sans que nous le sachions, ou comme si Thom Yorke et ses camarades étaient venus pratiquer une inception dans notre esprit, comme Cobb et son équipe dans le film éponyme de Christopher Nolan, afin de semer une graine nous faisant croire que cette musique provient du plus profond de nous. Même les morceaux de prime abord les plus difficiles d'accès (notamment Glass Eyes, The Numbers, et l'immémorable Tinker Tailor Soldier Sailor Rich Man Poor Man Beggar Man Thief ) semblent finir par couler de source.


Le coup de grâce de cette cohérence m'est apparu avec la traduction des paroles, dont une des principales thématiques semble être la rupture, la séparation. J'ai lu que Nigel Godrich (producteur et véritable sixième membre de l'ombre du groupe) avait perdu son père pendant l'enregistrement. Je ne sais pas si du côté de Thom Yorke il y a eu quelque chose de cet ordre là, et je ne veux pas vraiment le savoir. Mais comment rester insensible par exemple à cette intro de Decks Dark où sa voix apparait de manière imprévisible comme pour venir appuyer le propos : "And in your life, there comes the darkness", comme si les ténèbres arrivaient toujours dans la vie lorsqu'on ne s'y attend pas. Et cette façon si personnelle qu'il a de poser ses paroles sur la musique... Faites l'exercice, prenez le texte devant vous et amusez-vous à essayer de chanter... Pas évident au début de placer les syllabes au bon endroit hum ?...



En tant que "musicien" amateur qui essaie tant bien que mal, patiemment, laborieusement, de produire lui-même ses morceaux, je peux imaginer ce que représente l'enregistrement d'un tel album et suis de fait particulièrement sensible à la manière dont ce travail est réalisé. Du coup, je ne peux qu'être admiratif devant la créativité et l'ingéniosité de Nigel Godrich qui une nouvelle fois excelle sur cet album. Si vous n'avez pas l'habitude de l'écoute analytique, ni de prêter attention à ce genre de détails, vous pouvez par exemple vous amusez à observer la spatialisation atypique des instruments dans le champ stéréo. Peut-être remarquerez-vous cette batterie complètement excentrée à gauche sur la deuxième moitié de Tinker Tailor [...] alors qu'en principe, sur la majeure partie des productions actuelles, c'est un instrument invariablement placé et réparti au centre. Idem pour la guitare basse au début de Identikit qui fait opposition aux étranges voix réverbérées de Yorke complètement à droite, et laisse une place de choix à la voix principale au centre.


Il y aurait des dizaines de trouvailles à analyser et à décortiquer, mais la beauté en toute chose d'une part se mérite, et d'autre part ne peut complètement se partager, car dès lors que l'on commence à la nommer, à la décrire, elle commence également à disparaitre. Je vais donc m'arrêter là, et laisser chacun tracer ou non son chemin dans ces contrées vierges, merveilleuses et nocturnes que nous offre Radiohead.


A Moon Shaped Pool est un album sombre et difficile, c'est certain, et renferme une part de néant et d'abandon. Mais comme la lune au milieu de la nuit, il brillera par la perfection de sa forme, sa beauté poétique et son envoutante attraction... pour qui voudra bien prendre le temps de l’observer.




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